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Et le Soleil abandonna la Terre ...

L’éclipse. Ce renversement paradoxal du jour et de la nuit. Ce geste de menace des éléments primordiaux qui, à l’image d’un tremblement de terre, refuseraient aux hommes la confiance en l’absolue stabilité du Monde.

Revisitons un instant l’Histoire pour apprécier l’idée que la vision humaine de l’éclipse a été, et demeure encore aujourd’hui, le reflet de la vision cosmique de l’Homme.

La Chaldée couvre la moyenne et basse Mésopotamie et s’étend sur les pays de Sumer et d’Akkad. Depuis le premier empire, contemporain des grandes pyramides (-2700,-2600) jusqu’au Vème siècle avant J.-C., les astrologues-astronomes chaldéens répertorièrent les éclipses sur la base du calendrier lunaire.

Mais si les éclipses lunaires furent bien prédites, l’imprécision des annonces des éclipses solaires en accentuait le caractère tragique. Telle l’éclipse de Babylone en -1062 " où le jour se transforma en nuit et où il y eu un feu au milieu du ciel ", dans cette première transcription historique évoquant la couronne solaire.

Sous l’Egypte pharaonique, l’observation séculaire des cycles lunaires permit la découverte des cycles d’éclipses tel le grand cycle de 18 ans du " Saros " . Mais ce support valable pour les éclipses de Lune n’est guère applicable aux éclipses de Soleil dont l’intervalle peut être déterminé mais qui ne se produisent pas en un même lieu.

Dans l’univers pharaonique, l’astre était dévoré par le serpent Apopi. Grâce à de spectaculaires incantations rituelles, et surtout publiques, l’astrologue réussissait à libérer l’astre du monstre engloutisseur en rétablissant l’ordre du Monde, un instant perturbé.

On retrouve en Chine, dans l’Empire du Milieu des Terres, ce mythe d’un dragon dévoreur venu des océans ceinturant la Terre. Au jour de l’éclipse, les tambours et les gongs résonnaient avec puissance pour faire fuir le dragon maléfique.

Ho et Hi furent condamnées à mort pour n’avoir pas su prédire l’éclipse totale. C’était en 2155 avant J.-C. au temps du royaume Houa. Les efforts pour prédire ces événements jugés néfastes remontent donc aux sources historiques chinoises.

L’astronomie chinoise et notamment la recherche des prédictions était un monopole royal, interdit au peuple. Sept siècles avant qu’on ne trouve à Babylone mention d’une éclipse , les os divinatoires Chang font état d’éclipses de la Lune et du Soleil. Ces éclipses sont consignées de façon systématique à partir du IIIème siècle avant J.-C. mais le grand autodafé de -213 où tous les livres de la tradition confucéenne furent détruits ne permet pas de remonter avec certitude au-delà.

En Chine, aucune méthode de prédiction ne se révélera précise faute de la géométrie inventée par les Grecs. Malgré cela, et dès le premier siècle après J.-C., l’utilisation de la sphère armillaire porteuse des cercles de chemin rouge, l’équateur, et surtout du chemin jaune, l’écliptique représentant le plan de la course de la Terre autour du Soleil, permit de réduire cette imprécision.

Les Hindous, pour sauver le Soleil, plongeaient déjà jusqu’au cou dans l’eau sacré dans un acte d’adoration et de communion avec les éléments primordiaux.

Les Incas luttaient eux aussi pour intimider le monstre engloutissant l’astre du jour et de la vie mais dans leurs cas il s’agissait de cérémonies sacrificielles.

De la connaissance des éclipses chez les Maya, et après les irréparables destructions ordonnées par les prêtres espagnols, nous ne connaissons que les sept pages du grand Codex dit " de Dresde " qui couvre un grand cycle de 33 ans. Ce cycle permettait de coordonner les mouvements des corps célestes avec les périodes rituelles. Dès le milieu du VIIIème siècle et peut être même avant, la durée du Saros leur était connue et donc la synchronisation des éclipses de Lune et de Soleil avec le noeud ascendant, moment du croisement de leurs trajectoires respectives avec l’écliptique. Des glyphes décrivent même la couronne solaire.

Chez les Aztèques, la marche du soleil et le sang versé pour lui sont indissociables. Dès sa naissance, les dieux se sont sacrifiés car le soleil a exigé leur sang pour se mouvoir. Le sang des hommes perpétuera la course d’un soleil renaissant au matin de sa mort nocturne, à l’image du soleil de l’Egypte. Sa disparition lors des éclipses était le rappel aux sacrifices humains afin que le Soleil continue à éclairer le monde au lieu de le détruire.

L’éclipse de lune était plus étonnante encore car les Aztèques voyaient dans les cycles de croissance et décroissance de la Lune le symbole de la féminine renaissance et fécondité (et de la renaissance de l’homme après l’ivresse). Mais les marques sombres à sa surface était le reflet d’un lapin (et non pas d’un homme sur la lune prélude à l’arlequin du moyen-âge européen). Si une femme enceinte sortait lors d’une éclipse, à l’instant où la lune mourrait, et qu’elle ne portait pas une lame d’obsidienne sur elle, l’enfant était porteur d’un bec-de-lièvre...

Abandon. C’est le sens que donnait les Grecs pour marquer ce moment où le Soleil abandonnait la Terre. Le mot " Eclipse ", qui exprimait cette forme d’abandon, est parvenu jusqu’à nous.

La Grèce est avant tout le berceau de la pensée rationnelle fondée sur le principe de l’esthétisme, pensée utilisant en astronomie la méthode géométrique née au VIème siècle avant J.-C. avec les premières descriptions par Thalès du mouvement relatif de la Lune et du Soleil.

La Grèce s’implante en Egypte avec Alexandre (-330). De la réunion de la mathématique grecque et de l’astronomie purement descriptive égyptienne naîtra les premières cosmologies géocentriques avec une trop courte variante héliocentrique. Si les éclipses lunaires étaient prédites, il fallut attendre le IIème siècle après J.-C., et l’astronome Ptolémée, auteur de l’Almageste, monument de précision basé sur le géocentrisme platonicien, pour assurer la prédiction des éclipses solaires.

Al-Batani (devenu Albetenius en latin) ayant vécu à Raaq, sur les bords de l’Euphrate supérieur, mort en 929 est l’auteur des monumentales Tables Sabatéennes.

Il y annonce la possibilité d’éclipse annulaire du Soleil par le fait que les dimensions respectives de la lune et du soleil peuvent varier, ce que ne prévoyait pas Ptolémée.

Dans certaines configurations la Lune, plus petite que le Soleil, ne laissera apparaître qu’un fin anneau de la surface solaire.

Al-Batani est considéré comme le grand astronome de la grande époque mauresque qui a su relever dans les heures sombres du bas moyen-âge le message grec de la connaissance.

Le Moyen-âge figea la pensée autour d’une cosmologie platonicienne qui assurait la prééminence de la Terre comme la Bible assurait celle de l’Homme sur toute autre créature.

Et la prédiction encore plus précise des éclipses nécessita que la révolution képlérienne brise le dogme du géocentrisme et de la perfection circulaire du ciel. Mais il fallut attendre Sir Edmond Halley et la mécanique céleste, pour que les prévisions des éclipses soient assurées avec une grande précision.

En France même, l’éclipse de 1033 marqua les esprits, le Soleil devint couleur saphir ne laissant apparaître qu’un très fin croissant à son sommet.

En 1329, les étoiles seront visibles dans le jour d’un Montpellier sous l’éclipse totale.

En 1406, Paris est plongé dans la nuit. En 1706, la terreur se répand à l’annonce de l’éclipse et les confesseurs ne pouvant plus suffire à la tâche, un curé parisien annonça à la foule que les astronomes avaient remis l’éclipse " à quinzaine ".

Que dire de ce marquis au pied des marches de l’observatoire de Cassini et entouré de ces dames enpouponnées fort marries d’avoir raté l’éclipse d’une grosse minute et qui leur annonce que M. de Cassini étant de ses amis: " il recommencera pour elles... ".

Les éclipses très partielles du Soleil par Vénus permirent aussi par triangulation de mesurer notre distance au Soleil. Le Gentil partit pour les Indes pour l’éclipse de 1760 mais celle-ci le surprit au milieu de l’Océan Indien. Il resta en Inde jusqu’à la suivante, en 1769, qui elle fut obscurcie par le premier nuage éphémère après trois mois d’un ciel parfait. Il regagna la France après une terrible tempête au large du Cap pour apprendre qu’il avait été déclaré mort et qu’il était ruiné...

La première éclipse du siècle fut elle obscurcie par un plus grand naufrage encore: celui du Titanic... c’était le 17 avril 1912.

Et aujourd’hui, à la veille de cette éclipse du 11 Août, si exceptionnelle pour nos latitudes, nous sommes fort de nos connaissances nouvelles sur cette Lune si nécessaire à la stabilité de l’axe terrestre, assurant ainsi la stabilité de ses climats et de la vie. Nous sommes fort aussi de la connaissance de cet autre équilibre, tout aussi nécessaire à la vie, entre notre distance au Soleil, la puissance et le diamètre de l’astre central.

Comment alors ne pas imaginer que cette correspondance si parfaite entre le diamètre d’une lune et d’un soleil n’est pas l’apanage de la Vie elle-même et que d’autres yeux, très loin d’ici, contemplent une toute autre éclipse?

L’Eclipse, porteuse de la vision cosmique de l’Homme...

Sources:

L’Univers sous le Regard du temps: H.Andrillat Masson

Les Maya: Michael D.Coe Armand Colin

L’univers des Aztèques: Jacques Soustelle Hermann

La Chine Ancienne: Edward H. Schafer Time-Life

Coming of Age in the Milky Way: Timothy Ferris Morrow

Ciel et Espace Janvier 1999

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